Le retour de l’essentialisme. Assignation identitaire et retournement du stigmate – par Jean-Loup Amselle, anthropologue et ethnologue.

Actualités Le retour de l’essentialisme. Assignation identitaire et retournement du stigmate – par Jean-Loup Amselle, anthropologue et ethnologue. Peut-on écrire une femme quand on « est » un homme ? Et réciproquement ? Peut-on écrire un « Blanc » quand on est un « Noir » ? Et réciproquement ? Quid de la traduction française d’un auteur Cherokee ? Les auteurs français ayant une « gueule d’étranger » doivent-ils être cantonnés dans une littérature dite « à part », dite « francophone » ?   Ce sont des questions auxquelles sont confrontés les auteurs, dans le livre, mais pas uniquement. Nombre d’entre eux dénoncent ces assignations identitaires, qui sont à l’origine d’injonctions de contenu remettant en cause la liberté de création. Percival Everett abordait déjà cette problématique dans son roman « Effacement », écrit en 2001 et adapté au cinéma en 2023 sous le titre « American Fiction ». Le Snac a organisé deux webinaires sur cette question : # 1 – Liberté de création & Assignations identitaires : État des lieux. https://youtu.be/WJN9yJrczVQ?si=4X3eOTzTdq0JAaRI # 2 – La catégorie Francophone. https://youtu.be/aB_cks6YrV0?si=e565yTrI3Nh6_9rY Des auteurs comme Shumona Sinha et Bessora ont publié dans le « Bulletin des Auteurs » des textes sur le sujet. Ci-dessous, Jean-Loup Amselle nous propose une réflexion sur le retour de l’essentialisme. Lorsque Césaire et Senghor créent le concept de « négritude », ils s’emparent d’un stigmate infâmant qui leur est accolé, celui de « nègre » et le retournent pour en faire un objet de fierté, une sorte de « black pride ». Vous nous avez insultés en nous traitant de « nègres », nous disent-ils, eh bien soit, nous assumons cette insulte et nous nous en emparons en faisant de ce stigmate une valeur positive. La négritude, telle qu’elle est conçue par Césaire et Senghor, est donc une forme d’essentialisme et elle a été très tôt critiquée comme telle notamment par Jean-Paul Sartre dans « Orphée noir », la préface à la « Nouvelle Anthologie de la poésie nègre et malgache de langue française » de Senghor (1948)[1]. Dans cette préface, Sartre conseille aux Africains de ne pas se tourner vers le passé (« Orphée ») et de considérer que la négritude n’est qu’une phase d’affirmation identitaire sans doute nécessaire mais qui n’est pas destinée à durer puisqu’elle sera vouée à disparaître dans le cadre du socialisme. Là est déjà en germe la notion d’« essentialisme stratégique », telle qu’elle sera développée ultérieurement, comme on le verra, par Gayatri Spivak. La notion de « négritude » s’attirera rapidement des critiques venues de tout bord, celle du philosophe béninois Stanislas Adotevi dans « Négritudes et Négrologues » (1970)[2], lequel voit dans Senghor un suppôt du colonialisme français, celle de l’écrivain nigérian Wole Soyinga pour lequel « le tigre ne proclame pas sa tigritude, il bondit » (1966), ou bien encore de Yambo Ouologuem qui, dans « Le Devoir de violence » (1968), renvoie les difficultés de l’Afrique actuelle à la période précoloniale, et donc exempte d’une certaine façon le colonialisme[3]. Le sort de la « négritude » semble donc être scellé en tant que figure majeure de l’essentialisme au profit d’analyses contextualisées des réalités africaines, et cela d’autant plus que Senghor est contesté à cette époque en raison de ses liens très étroits avec l’ancienne puissance coloniale. Mais c’est sans compter avec l’essor des études postcoloniales et notamment des « Subaltern Studies » qui se développent en Inde puis aux États-Unis dans les années 1990[4]. Axées sur une critique de l’historiographie indienne classique, ces études qui s’appuient notamment sur les idées de A. Gramsci et de W. Benjamin, visent à lire les archives coloniales « à rebours » afin de remettre sur le devant de la scène les différentes formes de la conscience populaire telles qu’elles ont émergé dans les grèves et les révoltes indiennes. L’un des membres de cette école historienne, Gayatri Spivak,redonne vie, d’une certaine façon, à la négritude de Senghor et de Césaire en pointant, comme on l’a dit, la nécessité de recourir au concept d’« essentialisme stratégique » dans un but d’affirmation identitaire. Car, après la chute du mur de Berlin, il n’est plus question, comme du temps de Sartre, d’espérer que les identités essentialisées disparaîtront d’elles-mêmes dans le cadre du paradis communiste. Désormais, les expressions culturelles, de race ou de genre, qu’elles soient africaines, indiennes, ou amérindiennes, sont destinées à durer sub specie aeternitatis et ne sauraient donc être un appoint à la lutte des classes. C’est dans cette optique qu’il faut replacer le célèbre essai de Gayatri Spivak « Les Subalternes peuvent-elles s’exprimer ? »[5]. Ce tournant essentialiste n’est pas seulement le fait de celle qui apparaît aujourd’hui comme une figure éminente du féminisme postcolonial. C’est toute l’école des « Subaltern Studies » indienne qui opère, dans une deuxième phase, un changement profond de paradigme avec le départ de certains de ses membres aux États-Unis (Gayatri Spivak, Partha Chaterjee, Dipesh Chakarabarty, etc.) et l’influence conjuguée des idées de la « French Theory » (M. Foucault, J. Derrida, G. Deleuze), de celles de M. Heidegger et de l’ethnologie indianiste (L. Dumont). Désormais, le marxisme, parfois teintée de maoïsme, comme chez le chef de file de ce mouvement – Ranajit Guha, n’est plus de mise. En lieu et place, le projecteur est désormais orienté vers les valeurs essentielles de la culture indienne telles qu’elles figurent notamment dans les épopées comme le Mahabharata ou le Ramayana ou dans la pensée védique (Ashis Nandy). On retrouve cette même inflexion dans la mouvance décoloniale qui présente maintes ressemblances avec le postcolonialisme et apparaît à certains égards comme son prolongement. Dans la pensée décoloniale, le marxisme et la dialectique sont dévalorisés au profit de la mise en avant de ce que E. Dussel, par exemple, nomme l’« analectique », c’est-à-dire des valeurs amérindiennes essentialisées comme la Pachamama ou le « buen vivir ». De la sorte, l’action des entreprises minières capitalistes en Amérique du Sud est vue davantage comme un viol de la Terre-Mère que comme le simple produit de l’exploitation capitaliste. Avec le postcolonialisme et la pensée décoloniale, il se produit un surgissement de pensées alternatives qui s’opposent à l’universalisme perçu comme la résultante de la domination occidentale. On assiste donc au triomphe du relativisme culturel et à la revendication d’un essentialisme identitaire comme chez Norman Ajari ou Houria Bouteldja[6]. Pour ces auteurs, les mœurs et les coutumes de chaque groupe discriminé ne sauraient être mises en cause au nom de l’universalité des droits de l’homme. Elles ne sauraient pas

Assignation identitaire ? – par Shumona Sinha, autrice. SNAC

Actualités Assignation identitaire ? – par Shumona Sinha, autrice. SNAC Les premiers webinaires sur les assignations identitaires se sont tenus les 15 mars et 23 juin 2023. Vous pouvez les visionner via ces liens : 15 mars : http://www.snac.fr/site/2023/06/auteurs-en-action-liberte-de-creation-et-assignations-identitaires-1-2/ 23 juin : http://www.snac.fr/site/2023/06/webinaire-les-auteurs-en-actions-assignation-identitaire-categorie-francophone/ En ouverture de ces webinaires, Bessora rappelait la définition de l’assignation identitaire, donnée par le musée de l’Homme en 2017, à l’occasion de l’exposition « Nous et les autres » : « Alors que chacun se définit en fonction d’un contexte, où d’éléments qu’il souhaite mettre en avant, l’assignation identitaire renvoie l’individu à une identité figée en lui attribuant des traits physiques, culturels ou psychologiques, propres à son groupe d’appartenance, qu’il soit réel ou supposé. » Shumona Sinha, romancière, autrice de « L’autre nom du bonheur était français », a confié au Bulletin des Auteurs n° 153 (en avril 2023) la publication de ce texte : Non. Aucune maison d’édition ne m’a jamais imposé, ni refusé, un projet de livre sous prétexte identitaire. Aucune maison d’édition n’a jamais cherché à définir ma supposée identité, ni ethnique, ni genrée, ni sociale. L’appréciation fut toujours, invariablement, littéraire. Non, aucun libraire n’a jamais choisi ni rejeté mes livres sous prétexte identitaire. Et non, aucun journaliste ne m’a jamais donné ni refusé la parole sous prétexte identitaire. En France. Dans mon pays natal, l’Inde, les choses sont légèrement différentes. Parlant de l’Hexagone, si je n’ai connu aucune ASSIGNATION identitaire : Alors pourquoi prendre la parole ici, pourquoi accepter l’invitation pour m’exprimer sur ce sujet ? C’est parce que ce que j’ai connu et que je continue à connaître ce n’est pas l’assignation mais une obsession identitaire. Aucune imposition, mais bien une passion, hexagonalement répandue, qu’on me fait vivre. Je suis née à Calcutta, en 1973 ; j’ai appris le français à 22 ans et je suis arrivée en France en 2001, à 28 ans. En 2008, à 35 ans, j’ai publié mon premier roman en français, chez un éditeur français, à Paris. En 2011, la publication de mon deuxième roman, « Assommons les pauvres », m’a fait connaître auprès des critiques littéraires, médias, public, en France et bientôt à l’étranger. J’ai publié d’autres livres, des romans principalement, reconnus en France et à l’étranger, les étudiants ici et ailleurs ont fait des thèses sur mes livres et les professeurs m’ont invitée à leurs conférences… Rien, jusque-là, ne prédisait qu’un jour je serais amenée à écrire « L’autre nom du bonheur était français » (Gallimard / Blanche, novembre 2022), à parler de la littérature française « de souche » et de la littérature « de la francophonie », d’une « littérature française du centre » et d’une « littérature française de la périphérie ». Dans ce récit sur ma francophonie j’ai amplement présenté les interrogations ethnocentrées, identitaires, auxquelles je suis souvent exposée. Non pas au moment de l’écriture de mes livres, évidemment que non, ni lors du dialogue avec mon éditeur et mes anciennes éditrices. Aucun journaliste littéraire ni de la presse écrite ni des médias audiovisuels n’a choisi l’angle ethnique pour apprécier mes livres, sans pour autant oublier mon point de départ dans mon pays natal, mon aventure et mon voyage vers la langue française. Ce livre cité ci-dessus qui a reçu une très belle presse – belle non pas seulement parce qu’elle fut ample, mais aussi parce que nous nous sommes compris, les journalistes littéraires français et mon livre, nous avons été en phase – n’a pourtant pas suffi pour clore le débat une bonne fois pour toutes. Il arrive encore et toujours un moment où l’on me réduit à mon identité ethnique, non pas pour mettre en valeur la singularité de mon parcours littéraire, mais pour m’imposer le travail de Sisyphe : devoir me justifier mes raisons d’être en France, mes raisons d’écrire en français. « Shumona Sinha, vous êtes née en Inde. Expliquez-nous pourquoi vous êtes en France, pourquoi vous écrivez en Français. » « Est-ce que vous écrivez directement en français ? Est-ce que vous pensez vraiment en français ? Qui traduit vos livres en français ? Est-ce que vous n’écrivez pas dans une langue métisse ? Et le bengali, votre langue maternelle, et l’anglais (langue dans laquelle vous avez été colonisée), ne nourrissent-elles pas inconsciemment vos écrits français ? » Oui, il y a souvent une falaise immense entre la presse et les estrades sur lesquelles je me trouve. Dans le meilleur des cas je suis « autrice de la francophonie », dans le pire des cas je suis une « exilée ». Je dirais même qu’il y a quelque chose de pervers, de tordu, dans ces interrogations sur mon supposé statut d’exilée, dans ces provocations permanentes sous forme d’omission : Oups ! Je n’ai pas compris que vous avez déjà répondu de nombreuses fois depuis dix ans à cette question pourquoi et comment vous êtes venue à la langue française ! Si j’en avais le droit, il suffirait de reproduire le chapitre intitulé « Le Nom des gens. Nom de dieu ! » de ce livre cité ci-dessus pour partager mon expérience. Essayons une variation autorisable. Le terme « Francophonie », popularisé par Léopold Sédar Senghor, évoque davantage « la conscience d’avoir en commun une langue et une culture francophones que de décisions officielles ou de données objectives. C’est une communauté d’intérêt. On y retrouve l’idée que le français serait le point commun d’une multitude de peuples différents, les fédérant dans un idéal culturel et linguistique. » L’idée de Senghor était celle de la fédération, du rassemblement, non pas de la division. Or, après nous avoir grandement servi, après nous avoir permis de mettre en lumière des écrivains de tous horizons, « la Francophonie est devenue un fardeau, une spécificité, une sanction. Elle crée une scission et fait perdurer le concept du centre et de la périphérie. De l’autre côté de la ligne rouge vit dans la réserve la faune exotique. Quiconque revendique une identité plus complexe se retrouve marginalisé », écrit Amin Maalouf dans « Les Identités meurtrières ». « Côté Afrique nous avons nos dynasties régnantes. Côté France nous avons notre francophonie. Où sont cantonnés des écrivains étrangers écrivant en français… et des écrivains français ayant une gueule d’étranger ! » déclare Bessora, ma chère amie et camarade du même combat. (in « L’autre nom du bonheur… ») Dans ces mêmes festivals, je partage souvent la table ronde avec mes « semblables », les autres « exilés ». Dans certaines librairies, en