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Une chronique du « Contre-sommet de l'IA : pour un humanisme de notre temps » – Un entretien avec Isabelle Seleskovitch, adaptatrice pour l’audiovisuel (doublage, sous-titrage) et autrice compositrice interprète (chanteuse, comédienne), représentante du groupement Doublage/ Sous-Titrage/ Audiodescription.
Bulletin des Auteurs – Vous avez assisté au « Contre-sommet de l’IA : pour un humanisme de notre temps ».
Isabelle Seleskovitch – Oui, qui a eu lieu au Théâtre de la Concorde le même jour que le « Sommet pour l’action sur l’Intelligence Artificielle » le 10 février 2025.
L’initiative en a été prise par le philosophe Éric Sadin, en complicité avec Éric Barbier, journaliste à L’Est républicain. À eux deux, ils ont réussi à relayer au maximum l’annonce de cet événement et à y faire venir le public en grand nombre. Le but clairement affiché était de se mettre en dissidence contre le sommet officiel sur l’IA qui se tenait quelques dizaines de mètres plus loin au Grand Palais.
J’ai ressenti dans la salle, qui était comble, une inquiétude généralisée, beaucoup d’anxiété, de questionnements et une recherche de solutions, là où il est encore difficile de poser des bases de réflexion concrètes et claires. En effet, nous sommes face à une (r)évolution numérique en marche, paradoxalement encore un peu balbutiante et en même temps frénétique dans son développement, puisque les technologies liées à l’IA et aux IA génératives évoluent de jour en jour.
Pendant la majorité des interventions sur scène, j’ai eu le sentiment d’une grande tension politique et d’une volonté de rébellion vis-à-vis des dirigeants et des législateurs. Sur un ton très revendicatif, Éric Sadin a fait une longue introduction d’ordre didactico-idéologique qui pointait la « doxa », autrement dit l’idéologie qu’on cherche à nous imposer au sujet de l’IA, et qui s’appuie sur des grandes injonctions, notamment l’accélération, c’est-à-dire la nécessité que l’IA s’installe sans plus attendre (ni trop réfléchir) dans nos mœurs et pratiques, et ce dans l’obligation de rattraper notre supposé retard ; ou l’allégation qu’il ne faut pas douter de l’utilité intrinsèque de ce nouvel outil. Il a dénoncé un conflit d’intérêts caractérisé dans la composition du premier comité sur l’IA mis en place pendant le gouvernement d’Élisabeth Borne, avec la présence de certains tenants du développement industriel de ces technologies (Meta, Google, Mistral pour la France). Éric Sadin a donc appelé ce sommet « Contre-Sommet pour un humanisme de notre temps » pour avertir du changement total de paradigme en cours et à venir, et d’une menace très concrète pour notre humanité profonde à terme, au profit d’intérêts économiques ne profitant qu’à quelques-uns.
B.A. – Quelle était la composition du public ?
I.S. – Assez hétéroclite, des enseignants, des auteurs, des comédiens, un public qui reflétait les catégories socio-professionnelles qui sont touchées en première ligne. Parmi les intervenants sur scène figuraient des journalistes, des représentants syndicaux, des employés de la Poste et de France Travail, donc des fonctionnaires, mais aussi des scénaristes, graphistes, traducteurs ; en somme, des porte-parole de métiers en lien avec l’éducation, la culture et le service public. Les intervenants ont exposé ce qu’ils ont pu observer, dans leurs domaines respectifs, des évolutions induites par ce fait accompli du recours à l’IA, qui a fait irruption dans leur quotidien et dans leurs méthodes de travail, souvent sans qu’ils n’aient rien demandé.
En premier lieu, le sociologue Fabien Lebrun, auteur de l’essai Barbarie numérique, a parlé des désastres écologiques et humanitaires liés à l’IA au Congo, avec les conséquences néfastes de l’exploitation du coltan nécessaire à la construction des serveurs (n.b. dans la même ligne et pour approfondir, je recommande le visionnage du documentaire édifiant Les Sacrifiés de l’IA sur France Télévision).
Ensuite, le co-organisateur du sommet et journaliste Éric Barbier, également référent IA du Syndicat national des journalistes (SNJ), a alerté sur la publication de contenus éditoriaux conçus avec l’IA, illustrant la problématique avec un visuel comportant des erreurs grossières qui avait été choisi pour la Une d’un magazine de renom ; une employée de France Travail a détaillé les nouvelles mesures d’accompagnement des demandeurs d’emplois, qui substituent des algorithmes aux rendez-vous personnalisés avec votre conseiller, ce qui déshumanise des services conçus pour favoriser l’interaction personnelle, et entraîne des suppressions d’emplois ; des enseignants ont dénoncé l’incitation actuelle du ministère de l’Éducation et des IUFM à se servir de l’IA dans leurs contenus pédagogiques, sans aucune structure ni cadre définis, ce qui favorise le plus grand empirisme et les disparités dans les méthodes mises en place. Les interventions du monde enseignant ont donné lieu à une vraie effervescence et à des protestations appuyées dans la salle. La séance était informelle, et le temps manquait pour laisser la place à des échanges structurés entre public et intervenants, ce qui amenait les gens à intervenir de manière impromptue, passionnée mais parfois intempestive. J’ai pu me rendre compte que les problèmes générés par l’IA ne touchent pas seulement les métiers des artistes-auteurs, mais un large éventail de domaines professionnels, et que nous sommes tous concernés.
B.A. – Des artistes-auteurs sont-ils intervenus ?
I.S. – Des traductrices issues du domaine de la traduction technique, l’une du collectif En Chair et en Os, l’autre du collectif IA–lerte générale, ont relevé que l’IA intervient pour renforcer des problématiques déjà structurellement présentes depuis longtemps. En l’occurrence, dans ce secteur, les abus de la part des agences de traduction, qui bradent les services des traducteurs freelance. Toutes les contraintes dont ces derniers souffrent déjà, et contre lesquelles ils doivent se battre pour maintenir des conditions de travail décentes, sont aggravées par l’arrivée de l’IA. Ces traductrices ont souligné que devenir vérificateur d’une pré-traduction proposée par l’IA, c’est-à-dire vérifier un travail mal fait, est beaucoup plus long et fastidieux que de mener sa tâche avec ses propres critères de professionnalisme et de créativité. Elles ont préconisé soit le boycott pur et simple de l’IA, soit, si l’usage de l’IA leur est imposé, le sabotage, pour introduire des erreurs dans le matériau même de l’IA. Je suis personnellement réservée sur ce point, car, selon moi, quand on accepte un travail, le principe de déontologie nous engage aussi sur le plan du rendu et de sa qualité. Mais je comprends la problématique pour des traducteurs freelance qui seraient dans l’impossibilité de refuser un engagement, si abusif soit-il. Ces traductrices ont également mentionné le risque de faire traduire par des IA des documents qui peuvent véhiculer des données sensibles, en générant des erreurs d’interprétation dommageables.
J’ai trouvé regrettable qu’il ne soit pas du tout question de traduction littéraire ou audiovisuelle, disciplines par excellence de l’imagination et de la création humaines, par opposition à l’artificialité de l’IA. Le domaine du doublage était représenté par l’association Les Voix qui avait lancé dès janvier 2024 la pétition #TouchepasmaVF ; la comédienne de doublage Brigitte Cordier a fait entendre au public certaines de ses interprétations vocales devenues cultes en VF, pour rappeler l’importance de ce patrimoine de l’imaginaire collectif, et mettre en garde contre les voix artificielles et sans âme, ou le pillage des voix originales par l’IA. Dommage par contre qu’il n’y ait pas eu des auteurs/ adaptateurs de doublage et/ ou de sous-titrage à ses côtés, pour rappeler leur propre rôle dans le maintien de ce patrimoine et de la qualité des contenus linguistiques sur nos écrans. Ceci dit, l’Ataa était également présente et a rendu compte du Contre-Sommet sur son blog.
Côté création, je retiens également l’intervention du musicien et producteur Bertrand Burgalat, qui a fait un bilan assez négatif mais malheureusement réaliste de la situation actuelle dans la musique, en exposant les dynamiques d’appauvrissement et de standardisation déjà à l’œuvre depuis des années et que l’IA vient, là aussi, amplifier : inflation de contenus via le streaming, fausse perfection des voix filtrées à l’auto-tune, dévalorisation de la création devenue gratuite, obsession statistique de l’algorithme, déshumanisation/ désincarnation même dans le domaine du live. Là aussi, constat amer du fait que l’IA n’est finalement qu’une caisse de résonance de dérives préexistantes.
B.A. – Y a-t-il eu des propositions de solutions possibles ?
I.S. – J’ai ressenti une certaine frustration chez le public, de par le manque d’un débat prolongé et l’absence de propositions de pistes alternatives suffisantes. On sentait vraiment une urgence dans la salle sur la question : « Qu’est-ce qu’on fait ? » et la volonté d’apporter des témoignages, car chacun.e fait pour l’instant son expérience à son échelle et de manière trop isolée. Un besoin de se fédérer côtoyait une envie de s’exprimer personnellement. En revanche, tout comme chez les intervenants, il y avait plus de constatations désemparées que de propositions de pistes réelles pour contrer l’IA. Alors certes, on se sent moins seul quand on voit que nombre de milieux professionnels sont touchés et défiants à l’égard de l’IA. Mais en ce qui me concerne, je pense que prêcher entre convaincus ne fera pas bouger les choses. Heureusement, on a quand même entendu à la fin de la journée le rappel de la nécessité de respecter le droit d’auteur et la nécessité de mettre en place des garde-fous et des leviers d’action possibles sur le plan juridico-légal (grâce notamment à l’exception culturelle française et au cadre européen). Ce simple rappel, à la fois didactique et pragmatique, a représenté à mon sens une bouffée d’air dans la discussion face au sentiment de crise et d’impuissance.
En guise de conclusion générale, Éric Sadin a observé que la question de l’éducation des futures générations était le dénominateur commun à toutes les thématiques abordées. Quand nos enfants auront été formés avec l’IA, avec le risque d’appauvrissement du vocabulaire et des contenus culturels, voire l’apparition d’un « langage dégénéré », comme il a été évoqué, au point que les choses seront nivelées de manière dramatique et irrémédiable, qu’allons-nous faire ? Il appelle donc de ses vœux un grand sommet de l’éducation, soulignant la nécessité d’agir à la source.
En résumé, je dirais qu’il est important de maintenir un dialogue entre les différentes catégories socio-professionnelles, mais de nous méfier aussi de tout corporatisme et des oppositions de principe. J’ai regretté que n’ait pu être envisagée une communication entre ce contre-sommet et le sommet officiel qui se tenait à quelques mètres de là. Mais manifestement, des tentatives avaient été faites en vain, et le dialogue est difficile. La position dissidente du Contre-sommet était justifiée sur le plan idéologique, car la doxa dénoncée par Éric Sadin est réelle, mais nous devons maintenant interpeller les décideurs, qui ont les cartes en main. Une opposition systématique et sans débat ne nous mènerait pas loin, comme il a été souligné dans ce billet qui m’a paru pertinent sur France Culture.
Pour aller plus loin : le compte-rendu de Usbek & Rica