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Rémunérer les auteurs sur la vente des livres d’occasion – Un entretien avec Séverine Weiss, traductrice et présidente du Conseil permanent des écrivains, responsable du groupement Lettres au Snac.

Bulletin des Auteurs – Comment est née l’idée d’instaurer une rémunération des auteurs et des éditeurs sur la vente des livres d’occasion ?

Séverine Weiss – Depuis plusieurs années, nous observons une évolution du marché de vente du livre d’occasion. Ce marché, qui existe depuis des siècles sur les quais de Seine ou chez de petits libraires, où le public pouvait trouver des livres devenus indisponibles, n’avait jamais dérangé les auteurs ni les éditeurs. Avec les possibilités technologiques nouvelles, la vente par internet, les algorithmes, les plateformes en ligne, la donne a changé. Ce qui n’était jusqu’à présent qu’un marché secondaire, voire tertiaire, vient aujourd’hui directement concurrencer la vente de livres neufs.

Une étude conjointe du ministère de la Culture et de la Sofia, sur les années 2022 et 2023, publiée en avril 2024, a dévoilé que ce marché n’a plus rien à voir avec l’image d’Épinal du bouquiniste. Il vient modifier le cycle classique de vie du livre au profit de grands acteurs industriels internationaux. Un livre qui vient de paraître se retrouve trois jours après (voire avant sa sortie !), à prix cassé, sur les grandes plateformes de vente en ligne. L’extension de ce marché (qui n’est pas aussi écologique qu’on peut le dire, si l’on songe au transport au-delà des frontières, voire extra-européen, et au reconditionnement des ouvrages) ne peut être empêchée, bien sûr ; mais nous devons en tenir compte. Si le marché évolue, la loi doit évoluer elle aussi. Aujourd’hui auteur comme éditeur ne touchent aucune rémunération sur la vente d’un livre d’occasion, quel que soit le circuit, qu’il s’agisse d’un petit bouquiniste ou d’une grande plateforme en ligne.

La revendication d’une rémunération sur la vente du livre d’occasion est donc commune au Conseil permanent des écrivains (CPE) et au Syndicat national de l’édition.

Nous souhaitons obtenir ce qui relèverait d’une compensation pour préjudice. Le droit de prêt en bibliothèque ou la rémunération pour copie privée numérique, gérés par la Sofia, sont entrés en vigueur sur ce principe. C’est pourquoi nous avons élaboré un projet de gestion collective de cette rémunération sur la vente du livre d’occasion, qui ne concernerait que les acteurs importants de ce nouveau marché en termes de chiffre d’affaires, et qui permettrait d’exonérer l’économie sociale et solidaire comme les petits acteurs. La Sofia pourrait administrer cette gestion collective. Les sommes perçues seraient réparties entre auteurs et éditeurs, et une fraction des sommes perçues serait affectée à des actions d’intérêt général bénéficiant au secteur du livre.

B. A. – Le gouvernement a saisi le Conseil d’État pour recueillir son avis sur la question.

S. W. – Nous ignorons quels documents ont été fournis par le gouvernement au Conseil d’État pour qu’il puisse mener à bien son analyse. L’avis a été rendu le 17 juin 2025, et publié au cœur de l’été, le 28 juillet – ce qui n’avait rien d’obligatoire puisqu’il s’agissait d’une saisine gouvernementale. Nous sommes contents de pouvoir en bénéficier, et il nourrira la suite de notre réflexion. CPE et SNE ont publié un communiqué à la suite de cet avis du Conseil d’État. Nous constatons que cet avis (qui n’est que consultatif) est assez succinct. Et qu’il laisse des fenêtres ouvertes qui nous semblent intéressantes et nous permettent de garder espoir. Cet avis dit clairement que notre projet de rémunération sur la vente des livres d’occasion n’est pas contraire à la Constitution. C’est là un point fondamental. Au regard de la conformité de ce projet au droit de l’Union européenne, l’avis du Conseil d’État rappelle la « règle de l’épuisement du droit de distribution à première cession », édictée par l’article 4 de la Directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information. Mais l’avis du Conseil d’État dissocie le « droit de contrôle de l’auteur sur la commercialisation ultérieure de son œuvre » de la « possibilité de percevoir une rémunération à cette occasion ». Ce qui ouvre la possibilité d’une rémunération. Il est vrai que le Conseil d’État s’appuie sur une jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne pour avancer que « la règle de l’épuisement du droit de distribution à première cession emporte […] à la fois épuisement du droit de contrôle sur la commercialisation et du droit de percevoir une rémunération sur les cessions ultérieures du support sur lequel l’œuvre est matérialisée. » Mais cette unique jurisprudence date du 20 janvier 1981, soit il y a plus de quarante années, et vingt ans avant la Directive de 2001. De plus, elle concerne des produits neufs dans le domaine musical…

B. A. – La France ne peut pas aller contre la règle européenne.

S. W. – Le droit européen peut évoluer. Pourquoi pas à l’initiative de la France, qui a toujours été le fer de lance dans la défense du droit d’auteur ? Il existe déjà le droit de suite sur la vente des œuvres d’art, par exemple – et le droit de suite n’a jamais été considéré comme contraire à l’épuisement du droit de distribution… Une rémunération des auteurs du livre est donc tout à fait envisageable. Les questions que posent l’apparition et l’extension de ce nouveau marché du livre d’occasion gagnent les autres pays européens. Auteurs comme éditeurs européens ont compris l’enjeu. L’intérêt que les organisations professionnelles portent désormais à ce nouveau marché grandit et s’impose. Le monde change, les règles doivent évoluer. En son temps, le droit de prêt en bibliothèque a donné lieu à des débats houleux, et nous sommes cependant parvenus à l’instaurer. Plus personne ne le remet en question aujourd’hui. Cela n’a pas entraîné la mort des bibliothèques comme certains l’affirmaient à l’époque, et les auteurs et les éditeurs bénéficient dorénavant d’une compensation financière. Nous poursuivons notre réflexion et l’approfondirons pour construire une proposition cohérente et raisonnable. En lien, bien sûr, avec les organisations professionnelles d’auteurs et d’éditeurs des autres pays européens.